Essai sur une conférence de Manuela Kalsky (directrice du centre d’études dominicain de Théologie et Société) sur son projet ´un nouveau nous’.
La question selon elle: «A quoi ressemble une société dans laquelle tout le monde se sent chez-soi, malgré des différences de conviction religieuse et d'origines? Quels ingrédients appartiennent à un ´nouveau nous’ qui relie les gens et dont les différences apportent une richesse? »
C'est peut-être la tâche des philosophes, comme le disait Hegel , “d'interpréter son temps en pensées”. Et c’est ce à quoi Kalsky paraît inviter ´nous-philosophes’. Je me suis personnellement sentie concernée par son introduction et son invitation à entamer le dialogue. Le vide qui apparaît dans ´notre´ identité est résumé, dans les milieux philosophiques, par le slogan « le temps des grandes histoires est passé ». Il n'existe plus de bannière sous laquelle ´nous’ regrouper. Les médias nous montrent surtout les excès d’un individualisme exagéré dans lequel l’intérêt personnel et le matérialisme apparaissent comme les nouveaux dieux. Une société qui se caractérise par la mise en avant de l'avoir plutôt que de l'être, débouche sur la compétition.
Lors de la conférence une question de plus en plus brûlante s'est posée à moi: quand Manuela Kalsky allait-elle passer à une définition plus intérieure du ´nouveau nous’? ainsi qu'elle semblait de plus en plus l'indiquer. Je me demandais également: qui sont les ´nous’ qui veulent un ´nouveau nous’? En réfléchissant à une définition possible du contenu d’un ´nouveau nous’? J'en suis arrivée à la conclusion que dès qu'on met des mots sur un nouveau nous, un nouveau´eux’ est automatiquement impliqué. Notre pensée se fait en contradictions, est oppositionnel en soi. Chaque idéal formulé fait de la place à sa négation, son contraire et réclame une validité universelle. Dans notre langue il y a en effet une exigence de vérité morale inhérente à chaque conviction. Il suffit d’ouvrir un journal, d’allumer la télé pour constater l'éternelle répétition des luttes. Tout en y pensant nous ne nous en sortons pas car notre pensée est justement emprisonnée dans le jargon répandu de l'histoire de la morale…
Et alors, c'est ici que les paroles de Wittgenstein viennent à l’esprit de ´nous philosophes’ : « Que ce dont on ne peut parler, on le taise ! ». Ou le vers d’ouverture du daodedjing dans lequel Lao Tse indique: « la voie qui peut être exprimée par la parole n’est pas la Voie éternelle; le nom qui peut être nommé n’est pas le Nom éternel ».
Complètement imprégnée de la vérité paradoxale de ce vers, je continue gaiement à écrire et à réfléchir… comme ces philosophes d’ailleurs l'ont également fait. Pour Manuela Kalsky Il s’agit de la question: « comment vivre dans une société multiculturelle où tout porte à croire qu’il n’y a pas d' identité commune? Et comment, en même temps, dans notre recherche de ce qui nous relie, accepter les différences comme autant d’expressions uniques de notre être? » Comment être soi-même parmi les autres…
Appeler à un contenu plus positif de ‘notre’ identité, à l'encontre de la tendance médiatique, et à donner de la place aux voix qui se font entendre, mais qui ne sont pas suffisamment entendues, me paraît être sa mission. A cela elle ajouta qu’elle voulait échapper à une pensée d'exclusion, de ´nous contre eux’- mais qu’elle voulait plutôt aller dans la direction d’une pensée inclusive, : un « et-et » au lieu d’un « soit-soit ».
Mais est-ce que ‘ceux’ qui ne sont pas frileux à propos d’un nouveau nous, parce qu’ils se sentent déjà à l'aise avec le sentiment de ´nous’, veulent (vraiment), être connectés aux chercheurs-de-nous? Chaque nous n'implique-t-il pas, par définition, un ´eux’, pour s'assurer le droit d’exister? Et ce ressort de vouloir être connecté comme un ´nous’, ne serait-il pas plutôt motivé par du prosélytisme? Une volonté de tout faire ressembler à soi, peut-être motivée par de la xénophobie?
Ou est-ce qu'il existe des motifs plus nobles pour vouloir parvenir à ´un nouveau-nous inclusif’? Je suis personnellement convaincue de cela. J'ai développé cette croyance au cours d'expériences partagées avec le moine vietnamien bouddhiste zen Thich Nhat Hanh et pendant mes années de pratique de tai chi chuan.
Pendant mes études de philosophie j’ai découvert qu’on a, préalablement à toute conviction, besoin d’un saut dans la foi. Le penser, en-soi, ne permet pas de décider, parce qu'en pensant, on peut aller dans toutes les directions. Comme le concluait Emmanuel Kant: « je peux défendre aussi bien une thèse que son contraire ». Dans son introduction, Manuela Kalsky nous a fait sentir ce que cela avait représenté pour elle d’arriver aux Pays-Bas avec une culture différente, ayant ainsi pris l’initiative de faire ce qu’elle nous invite tous à faire: s'exprimer de manière à toujours rester à la recherche d'une connexion avec « l'autre ». C'est ainsi que j'ai compris son idée pour son site web: en offrant une plateforme à des groupes reliés d’une façon nouvelle, en proposant des activités qui relient les gens, indépendamment de leurs racines philosophiques/religieuses (?), elle offrirait plus d'opportunités à un nouveau 'nous' d'apparaître. J'ai également réalisé, qu’il s’agit plus d’une attitude que d’un idéal ou d'un but. Que justement derrière un but, un idéal, se cache un danger. Un but ou un idéal, conçus en terme abstrait comme par exemple ‘un nouveau nous’, dépeint un horizon vers lequel nous pouvons nous diriger mais la compréhension ne devient vivante et n’obtient de substance que si nous la vivons. Et pour cela nous devrions justement nous défaire de tous les buts et idéaux auxquels nous nous sommes attachés et, dans leur sillage, des luttes contre les convictions différentes, pour laisser place à un contenu et à des convictions différentes, à plus de tolérance.
‘Nous’ sommes cependant souvent tonitruants et trop occupés à faire entendre nos opinions, voulant ainsi mettre en sécurité ‘notre ego’ (notre identité), en couvrant les autres voix. Il faudra nous taire pour pouvoir entendre ce que l’autre a à dire…
Des causes multiples m'ont amenée à présenter la pratique du tai chi chuan comme exemple d’une solution possible pour parvenir à changer notre attitude. Nous nous mouvons lentement et silencieusement en tai chi chuan. Nous changeons notre attitude aussi bien au sens propre, en alignant et en équilibrant notre corps, qu'au sens figuré, vers une attitude qui est puissante (en restant soi-même) et flexible (en accueillant l’autre dans ses différences) en même temps.
Dans la pratique du tai chi chuan, à l’origine un art martial chinois dite interne, il s’agit à notre avis d’une création d'ouverture vers le nouveau, dans le hic et nunc, vers une vie pleine de possibilités plutôt qu'une vie conservatrice pleine de solutions anciennes qui limitent nos relations. Quand « nous-tai chi chuanneurs » sommes attaqués, nous n’allons pas avec et nous ne luttons pas contre lui (ça produirait des dégâts des deux côtés). Au lieu de cela, nous cherchons, lors de la prise de contact, de l’espace autour de nous, afin que chacun puisse s'exprimer et faire circuler son énergie, dans un respect mutuel. Nous accueillons l’énergie de l’autre et la transformons, en insufflant notre propre énergie, de telle façon que de ce contact naisse quelque chose de nouveau. A ce moment-là naît un « nouveau nous » !
A cause des différences énormes entre la culture traditionnelle chinoise et la culture occidentale, nous sommes en plus imprégnés d’une toute autre représentation du mouvement, du fonctionnement de notre corps, d’une façon générale de penser, d'observer, dans la pratique du tai chi chuan. Ceci est une expérience véritablement enrichissante.
Ce n’est qu’une façon de développer une attitude d'ouverture qui, à mon avis, est recherchée par Manuela Kalsky ; une manière pour apprendre à penser et à observer plus inclusivement. Tout le monde ne pratique pas le tai chi chuan, et certainement pas non plus à la façon de notre école, comme je la présente, mais ce n'est pas une obligation. Il n’y a pas qu’une grande voie, il n’y a pas qu’un nouveau nous, à moins que nous ne le définissions comme un nouveau nous formé d’innombrables petits nous, qui doivent être sans cesse recréés dans le hic et nunc des liaisons.
Ingrid Plooij-Thijssen