Dans la pratique du tai chi chuan j’ai souvent pu observer que notre vision est colorée par notre vécu. Notre histoire n’est pas une réalité en soi, c’est-à-dire qu’elle serait fixe, mais elle est le distillat de nos mémoires d’émotions. À partir de ces émotions on se forme des idées, des normes, des convictions. Notre comportement est une expression de cette perspective personnelle sur la réalité.
Par exemple... j’étais dans un stage de martialité et j’ai rencontré une femme qui était très douce, presque éphémère quand on se touchait poignet à poignet. Pour la sentir j’ai mis un peu de pression dans le contact mais je me suis vite rendu compte qu’ainsi je sortais de ma tranquillité et que j’exerçais déjà un peu de violence. Je m’arrêtais. Je ne savais pas quoi faire et je me sentais perdue. Puis j’ai repris le contact en m’adaptant, avec la même douceur ou peut-être avec même plus de douceur qu’elle, et là j’étais étonnée et émue parce que tout d’un coup je la sentais présente et nous pouvions continuer notre exercice.
Elle m’avait donc aidée à changer ma vision du monde. Apparemment ma conviction était que l’autre « devait » être plus dur... et par conséquent que je devais être plus dure pour la faire comprendre... Puis, la consigne fut de sortir de la forme et de commencer l’exercice « mains dans les poches ». Là je me sentais encore plus perdue et des larmes commençaient à monter. Auparavant j’aurais arrêté là, mais cette fois je me suis dit « bon, apparemment une émotion surgit et je peux l’accueillir comme elle vient. Je ne sais pas quoi faire mais je continue et je verrai ce qui se passe ». Immédiatement l’émotion est devenue moins importante. J’étais encore émue mais en accueillant l’émotion mes larmes se retiraient. L’idée, aussi, que sans une structure (ici celle de la forme) je serai perdue, s’évaporait.
Il m’est devenu clair que je pouvais trouver de la structure en moi et que cela suffisait pour continuer sans savoir à l’avance où j’allais. Ma conviction initiale, que j’avais besoin d’une idée, d’une structure pré-donnée et de connaître la fin avant pouvoir commencer... avait changé. À propos de la réalité de chacun et nos vœux de changement, je récapitule ce que j'ai appris. Pour pouvoir changer il faut d'abord qu'on prenne sur nous notre propre histoire sans désir d’évasion ni fantasme, donc sans fuites. Ça veut dire, entre autres, qu'on dé-couvre nos convictions, surtout celles qui freinent notre développement vers un mieux être.
L'apprentissage du tai chi chuan peut fonctionner dans notre école comme un moyen assez léger (dans un lieu où nous sommes en sécurité, et où on le prend plutôt comme un jeu agréable) de cette découverte de soi. Ainsi on peut voir l'apprentissage du tai chi chuan comme une métaphore pour oser de plus en plus se montrer, oser y être, prendre la vie et soi-même comme un potentiel de possibilités au lieu de rester enfermé dans une interprétation limitante de son histoire. D'être hic et nunc et agir selon les circonstances de chaque moment. Si on parle, en étant prof, d'une façon ouverte (ou: sans contenu défini / en leur ouvrant de nouveaux chemins possibles) ils gardent la liberté de choisir eux-mêmes un changement vers le mieux. Donc l’art d'être un bon prof consiste à très bien savoir où moi et l'autre se trouvent ; quelles sont nos convictions, nos idéaux (=) nos freins, nos peurs. Tout le reste est un jeu, pour distraire les cervelles, et pour rendre possibles les changements à un niveau plus profond.
Ingrid.