Perdre sa tête

Qu’est-ce que la pratique de tai chi chuan m’a appris jusqu’à maintenant?Ma réponse peut sembler peu respectueuse et pas très attirantecomme pub: la pratique m’a appris avant tout de perdre ma tête.


Plus précisément je veux dire que j’ai appris à m’ouvrir àd’autres perspectives possibles, de ne plus m’accrocher à ce queje pensais savoir. Pour cela il faut d’abord vider sa tête desidées trop verrouillées, ce qu’on appelle des convictionsfreinantes. Par exemple une de mes convictions était « je doisme protéger des autres ». Tant qu’on est convaincu de cette idée on va pas être capable « d’accueillir tout ce qu’ilarrive », une des prémisses de la pratique. Au contraire je merigidifierais à chaque fois que je voyais un coup de poing arriver.Et j’allais me lutter contre, j’allais vouloir m’échapper, oufaire quelque chose contre l’autrui. Et le tai chi chuan c’est justement « l’agir sans agir », wei wuwei. Ne pas allercontre, ni avec mais de transformeren rentrant en contact le rencontre vers un mieux-être pour les deuxparticipants.Facilement écrit mais pas si évident à mettre en pratique.


Une autre signification de cette phrase « perdre sa tête »est d’avoir beaucoup plus confiance en son corps entier et nonseulement à sa partie supérieure -dans le sens littéral- donc latête. Une fois qu’on a obtenu, retrouvé, les prérequis,c’est-à-dire qu’on a (re-)aligné notre squelette et libéréles muscles autour, s’est mis sur les bords externes des piedsetcétéra, on peut « aller vers le vide ». C’est-à-direj’ouvre la porte à l’autre et je descend en moi, vers l’inconnu-au moins l’inconnu pour le conscient. L’idéal serait d’êtrevide quand on accueille, être sans attente, sans enjeux.


Desautres convictions freinantes que j’ai reconnu: « je doisplaire à tout le monde », « je dois êtreintelligente », « je dois être jolie ». Et tout lemonde peut faire sa liste. Bref, il y aura tout un processus dedéconstruction pour chacun à sa façon spécifique pour qu’aprèsnous serons dans le ici et le maintenant, présent, avec dans noscorps tout un réservoir des apprentissages, ou plutôt desapprentissages de des-apprentissages.


Nousdevenons donc des « vides pleins » et à chaque instant,selon la situation dans laquelle on se retrouve, on peut avoirconfiance que « le geste adapté » va trouver son chemindu réservoir.


Se perdre pour se retrouver autrement, non-défini, prêt à toutaccueillir.


Et quand cela ne va pas, quand je rencontre des rigidités en moi enrencontrant l’autrui -et ça peut se montrer au niveau musculaireou émotionnel ou au niveau des convictions, des attentes- j’ai unequête à faire. Quelles sont mes convictions freinantes quim’empêche à accueillir l’autre?


Sion peut déjà prendre cette distance pour observer que cela ne vapas, ou que cela va justement au contraire sans effort, cela veutdire qu’on a déjà fait du chemin vers l’intérieur.


Tchouang-tseudit:


Nete fais pas le réceptacle du renom, la résidence du calcul; ne tecomporte pas en préposé aux affaires, en maître de l’intelligence.Fais plutôt par toi-même l’expérience du non-limité, évolue làoù ne se fait encore aucun commencement. Tire pleinement parti de ceque tu as reçu du Ciel, sans chercher à te l’approprier;contente-toi du vide. L’homme accompli se sert de son esprit commed’un miroir - qui ne raccompagne pas ce qui s’en va, qui ne seporte pas au devant de ce qui vient, qui accueille tout et neconserve rien, et qui de ce fait embrasse les êtres sans jamaissubir de dommage.1


Unedernière signification de la phrase « perdre sa tête »est celle d’être fou. Quand on lit dans le Tchouang-tseulesdescriptions des êtres qui selon lui sont des « hommesaccomplis » on serait tenté de les prendre pour des fous.Voici un exemple dans lequel le comportement bizarre vient deTchouang-tseu lui-même:


Lorsquela femme de Tchouang-tseu mourut et que Houei Che vint présenter sescondoléances, Tchouang-tseu était assis par terre les jambesécartées et chantait en tambourinant sur le cul d’une jarre.

HoueiChe lui dit: « Elle a été votre compagne, elle a élevé vosenfants, elle a vieilli avec vous. Il serait déjà choquant que vousne pleuriez pas sa mort. Mais que vous chantiez en vous accompagnantsur une jarre, cela passe la mesure! »

Tchouang-tseurépondit: « Nullement. Lorsqu’elle est morte, croyez-vousdonc que je n’en ai pas été affligé ? Mais je me suis renducompte qu’il fût un temps où sa vie n’était pas encore, oùmême aucune forme n’était encore apparue, où même aucun soufflene s’était manifesté; que quelque chose qui avait d’abordexisté caché dans l’indistinction première s’était transforméen souffle, que ce souffle s’était transformé et avait pris forme, que cette forme s’était transformée et avait donné lieu àla vie et que maintenant, par une nouvelle transformation, elle avaitpassé dans la mort, exactement comme se suivent les quatre saisons,le printemps et l’automne, l’hiver et l’été. Elle repose enpaix dans un caveau immense et moi, je sanglotais bruyamment auprèsd’elle. Je me suis aperçu que c’était ne rien comprendre à lanécessité et je me suis arrêté. »2



À première vue on dirait que ce comportement est bizarre mais une foisqu’on adapte la perspective de Tchouang-tseuou de la pratique de tai chi chuan, qui ne sont pas séparables, on yvoit des hommes tout d’une pièce.



Ingrid,

avecun grand merci à Denis Félus, Jean François Billeter etTchouang-tseu.

1chapitre VII, Roiset empereurs (7/f/31-33)traduit par Jean François Billeter.

2chapitre XVIII, Lajoie suprême (18/b/15-19)traduir par Jean François Billeter.